L'instinct entre éthologie et évolution: A propos du livre "Le Conflit" d'Elisabeth Badinter.
Quelques trente années après "L'amour en plus", Elisabeth Ba-dinter revient à la charge. Dans son dernier ouvrage, "Le Conflit", elle dénonce "l'idéologie naturaliste" et "l'instinct maternel", convoqués pour influencer les mères et parents d'aujourd'hui sur la meilleure façon d'élever leurs bébés. Et elle a doublement raison: Tout d'abord parce que, comme elle le dit si clairement, "la fem-me n'est pas une femelle chimpanzé". Deuxièmement parce que la conception de l'instinct qu'elle vise, et qui reste la plus en vogue, ren-voie à l'éthologie de Konrad Lorenz, son auteur malencontreusement le plus connu du grand public. Comme éthologiste , c'est par ce deuxième point que je com-mencerai, car cette théorie des années 1930 a été largement invalidée par l'éthologie dite "causale" qui, depuis plus de cinquante ans, a pu successivement s'appuyer sur l'endocrinologie, la neurobiologie et en-fin la biologie moléculaire pour livrer une conception des comporte-ments dits instinctifs plus élaborée. La notion d'instinct est très ancienne. Jusqu'au XIXème siècle et avant la naissance de la génétique les naturalistes, parmi lesquels Darwin lui-même, l'ont régulièrement utilisée pour désigner certains comportements animaux et conduites humaines liés aux fonctions bio-logiques fondamentales comme la reproduction. Au cours des années 30 donc, Konrad Lorenz (avec Niko Tinbergen autre père de l'étholo-gie) propose une théorie de l'instinct autour de deux caractéristiques: la spécificité et la transmission héréditaire de certains comportements. Par exemple le comportement particulier présenté par chaque espèce pour se reproduire ou élever ses jeunes. Mais à cette définition, somme toute descriptive, la nouvelle théorie ajoute plusieurs propriétés: les ins-tincts (i) font partie de l'adaptation des espèces à leurs milieux, (ii) ils peuvent être analysés dans les termes d'"inné" et d'"acquis", (iii) enfin, seulement disponibles à des phases précises du développement de l'individu, chacun dépend d'une "énergie interne" nommée motivation. En interprétant les comportements dits instinctifs comme des adaptations, les premiers éthologistes ne font rien d'autre que repren-dre la position de Darwin. Cependant, comme on verra plus loin, cette interprétation peut faire problème car elle dépend directement de la conception que l'on se fait de la sélection naturelle. En recourant aux notions d'inné et d'acquis, les fondateurs de l'éthologie introduisaient un débat dans lequel biologistes au sens large et grand public s'em-bourbent aujourd'hui encore bien souvent (voir, pour exemple, la "ren-contre" entre Michel Onfray et Nicolas Sarkozy de février 2007). Il convient de rappeler que ces termes d'inné et d'acquis, sont introduits par Francis Galton (sous les formes anglaises de "nature" et "nurture") dès la fin du XIXème siècle, c'est à dire avant la création de la généti-que . Mais l'entre deux guerres du XXème siècle est aussi l'époque du développement de la génétique pendant laquelle les sommités de la discipline fournissent les gros bataillons des "sociétés pour l'eugénis-me". Alors que "héréditaire" (inherited) et "contrôlé génétiquement" (genetically controled) commencent à être allégrement confondus, que toute "déviance" apparemment héritée (de "l'idiotie", au "vol" et jusqu'à "la maternité hors mariage" (!) est susceptible de donner lieu à des mesures eugénistes, la théorie de l'instinct proposée par Lorenz et Tin-bergen, représente la conformité génétique, sélectionnée et naturelle. Reçue aussi comme nouvelle théorie scientifique elle est pleinement dans l'air du temps. On attendra donc 1953 pour que soit publiée "une critique de la théorie du comportement instinctif de Konrad Lorenz" . Son auteur, Daniel Lehrman, synthétise sa critique en deux phrases: "Toute théorie qui considère l'instinct comme immanent, préformé, héréditaire ou dé-pendant de structures nerveuses spécifiques, court-circuitera l'analyse et l'étude du développement du comportement. Toute théorie de ce genre tend inévitablement à détourner l'attention des chercheurs de l'étude des interactions internes à l'organisme et des interactions entre l'organisme et l'environnement qui alimentent le développement du comportement instinctif". Lehrman ne s'avance pas à la légère: Lors-qu'il publie son article il travaille encore à sa propre thèse (consacrée au comportement, ou instinct, reproducteur de la tourterelle) qui est une minutieuse mise à l'épreuve expérimentale de ses idées . On peut aisément s'en convaincre à la lecture parallèle de sa critique et du ré-sumé de ses résultats. La critique est rude mais elle contient une mé-thode nouvelle pour l'étude ces comportements dits "instinctifs" . Et les années 60 et 70 confirment la valeur opérationnelle des propositions de Lehrman: les comportements reproducteurs d'oiseaux, de mammifères et aussi d'insectes (pourtant réputés de simples "auto-mates génétiques") sont abordés avec succès du point de vue de leur développement et de leur construction: les interactions neuro-endocriniennes, internes à l'organisme et d'autres entre l'organisme et son environnement (incluant partenaires et jeunes, compris depuis comme "stimuli motivationnels" et non plus comme simples " stimuli déclencheurs" du comportement) rendent compte du déroulement habi-tuel de ces séquences comportementales, sans intervention d'un quel-conque programme génétique. L'organisation du comportement se ré-alise à un niveau d'intégration où les gènes n'ont pas de rôle directeur, ni celui de "plan d'architecte", ni celui de "programme informatique", pour reprendre les métaphores les plus employées par les "instinctivis-tes". C'est en ce sens que les comportements instinctifs ne sont pas innés, ni programmés génétiquement et qu'ils sont, sinon acquis (au sens où ils ne dépendent pas systématiquement d'apprentissages) au moins constamment dépendants et liés aux conditions externes. Dans cette construction chaque étape comportementale produit les condi-tions aussi bien internes qu'externes de la réalisation de l'étape suivan-te. Enfin c'est à travers ces interactions que les motivations se cons-truisent aussi, pas à pas: Par exemple c'est l'allongement de la durée du jour de la fin d'hiver qui stimule la mise en place de la motivation re-productrice des oiseaux, mais ce sont les interactions avec les "stimuli motivationnels", partenaire, nid, oeufs, enfin jeunes oisillons, qui main-tiennent et nourrissent cette motivation. Pour utiliser une terminologie un peu plus avancée que les no-tions d'inné et d'acquis, on dira que les comportements dits instinctifs sont une partie du phénotype de chaque organisme. Et s'ils n'ont pas un "déterminisme génétique" unique, ils dépendent de déterminants in-ternes, parmi lesquels les gènes, bien entendu, mais en interaction permanente avec des déterminants externes. C'est bien en étudiant le développement du comportement (ou, mieux, le comportement pris comme un développement) qu'on réalise le mieux la limite et la faibles-se théorique d'une approche en termes d'inné et d'acquis. Disons que ces notions ont épuisé leur valeur explicative et gardons les pour l'his-toire . On voit bien l'erreur et la sorte d'injustice qu'il y aurait, en oubliant ce débat et ces résultats, à confondre l'éthologie avec la théorie de Lo-renz, un de ses fondateurs. En effet l'éthologie causale et la somme de données empiriques qu'elle propose depuis des dizaines d'années, s'appuient sur la remise en cause de la théorie de l'instinct qu'on quali-fiera de "lorenzienne" dès lors que Tinbergen lui-même s'en est éloigné avec ses élèves comme Robert Hinde. Désormais seul, avec quelques élèves comme Eibl Eibesfeld, Lo-renz maintiendra l'essentiel de ses positions jusque dans un dernier essai dont l'argumentaire strictement théorique et abstrait ne pouvait convaincre. Et surtout pas Lehrman que Lorenz présentait contre toute vraisemblance comme un "behavioriste". Cette attitude de Lorenz amènera Lehrman à écrire une réponse où il rappelait son argumenta-tion de 1953 et revendiquait sa position d'éthologiste, biologiste spécia-liste de l'étude du comportement naturel et évolutionniste darwinien . La communauté des éthologistes expérimentateurs s'était donc largement habituée à ne plus utiliser les références instinctivistes et lo-renziennes, lorsque celles-ci furent remises à l'honneur par les "socio-biologistes" qui se préoccupaient avant tout de l'évolution du compor-tement. En pleine période de domination de la "génic sélection"(voir plus bas) "la sociobiologie s'est constituée en explication alternative du comportement animal. Pour cela, il lui a fallu constituer un homme de paille, une caricature à sa convenance des études éthologiques, cor-respondant globalement aux théories instinctivistes des premiers étho-logistes" . Les artisans de l'éthologie causale étaient naturellement de ceux qui devaient s'en émouvoir , beaucoup d'autres biologistes, no-tamment généticiens molécularistes, ne trouvant au contraire dans ce retour de l'instinctivisme que le confort d'une pensée réductionniste, di-rectement accessible. Comment pouvait-il en être autrement alors qu'eux mêmes se consacraient à la chasse au gène du crime, de l'ho-mosexualité ou de la schizophrénie ? Toujours est-il que la sociobiologie naissante (dénomination abandonnée au profit de celle, plus neutre, d'écologie comportementa-le) a joué sa part dans le maintien, aussi bien dans la communauté scientifique que dans le grand public, de la représentation simple d'un comportement instinctif "inscrit dans les gènes", et dans la difficulté pour beaucoup d'anthropologues d'admettre la présence de tels com-portements dans l'espèce humaine. Il parait donc important de répéter, encore et encore, que l'éthologie a développé aussi une approche non réductionniste, non préformationniste, pour tout dire non instinctiviste, des comportements animaux. Les animaux ont une ontogenèse, leurs comportements en font partie, et des éléments de l'environnement sont constamment intégrés à cette ontogenèse. C'est pourquoi même si Elisabeth Badinter a bien raison de criti-quer le dogme du déterminisme biologisant de ce qu'elle nomme la "vocation maternelle" d'Homo sapiens, on peut regretter qu'elle ne rap-pelle pas que la critique de ce dogme, contre son caractère réduction-niste au moins, est valable pour les autres animaux. Certes ce travail semble d'abord incomber aux éthologistes (et c'est bien pourquoi j'écris ce texte) mais il parait d'autant plus important que nous ne pouvons négliger que notre espèce est aussi animale, mammifère, primate et que sa manière d'élever ses jeunes doit être, aussi, analysée et com-prise comme un prolongement évolutif de la manière dont s'y prennent les autres mammifères. La position constructiviste de Lehrman permet de comprendre que pas plus qu'une autre espèce Homo sapiens ne présente un ins-tinct maternel "inné", "inscrit dans ses gènes". Avec l'analyse du déve-loppement, ou ontogenèse, des comportements c'est au contraire la multiplicité des niveaux d'interaction internes à l'organisme qui est dé-voilée. Lorsqu'on quitte les modèles instinctivistes classiques pour pas-ser aux conceptions constructivistes (voire émergentistes) du compor-tement, c'est le passage d'une causalité linéaire classique (le détermi-nisme génétique) à une causalité complexe, en réseau, qui s'opère (par exemple la coaction de déterminants génétiques et de stimuli ex-ternes dans la motivation reproductrice). Maintenant, sauf à invoquer une essence humaine, dont la nature et l'origine resteraient problématiques, comment comprendre non pas que l'homme "descend" du singe mais qu'il "est un singe" ? Comment oublier que la lactation reste au coeur de la maternité humaine ? En clair, Elisabeth Badinter ne s'oppose-t-elle pas au point de vue évolu-tionniste en affirmant que "la femme n'est pas une femelle chimpanzé" ? Il faut bien admettre que, parmi les nombreuses autres questions qu'il lui faut résoudre, l'évolutionnisme darwinien moderne rencontre celle de l'origine de notre espèce. S'il ne fait aucun doute que cette origine est située sur le rameau évolutif des primates, il reste que la re-cherche actuelle sur l'hominisation consiste à comprendre comment cela a pu se passer, notamment par sélection naturelle. L'affirmation d'Elisabeth Badinter peut être difficile à entendre par certains. En effet depuis quelques temps il est de bon ton, notamment en éthologie, de présenter et médiatiser les découvertes sur les prima-tes dans les termes empruntés à la société et à la culture humaines et ceci jusqu'à la "culture" elle-même qui serait présente chez d'autres espèces de primates, chimpanzés notamment . Il est bien difficile de juger jusqu'où ces auteurs (Franz De Waal en est l'exemple type) sont pris au piège de cette habitude, mais sa conséquence directe est la négation a priori de toute spécificité humaine, excluant toute analyse autre. Comme le fait remarquer Bernard Thierry, "cela revient à réduire la culture à la transmission de comportements acquis, la politique à des jeux de pouvoir, la morale à l'empathie et l'économie à la réciprocité" . Les plus prudents admettent une différence entre culture animale, biologique (qui serait constituée d'une collection de traditions, ou com-portements particuliers, d'une population) et culture humaine (construi-te sur le langage humain) . Mais d'autres adoptent une position "continuiste" rigoriste, autre position a priori de certains évolutionnistes. Se refusant à envisager une quelconque rupture entre Homo sapiens et les autres espèces animales, ces derniers renvoient tout "propre de l'homme" à des hypothèses extra-scientifiques ou anti-darwiniennes. Proclamer que "la femme n'est pas une femelle chimpanzé" évoque plutôt une position "discontinuiste" qu'il faut, bien entendu, examiner du point de vue évolutionniste. Pour l'instant notons simplement que la position, très isolée, de l'espèce Homo sapiens, du fait de l'extinction des autres espèces du genre Homo apparues avant elle, n'est pas dé-favorable à une possibilité discontinuiste. En matière d'humanisation on doit attendre au moins autant de la paléontologie que de l'éthologie comparée. Mais pour ne pas nous égarer voyons à quelles conditions l'affir-mation d'Elisabeth Badinter peut être entendue par des évolutionnistes et pour cela considérons les notions de sélection naturelle et d'adapta-tion qui sont au centre de la théorie darwinienne. On verra au passage si la conception du comportement présentée plus haut peut s'accorder avec ces notions. La "genic selection" des années 1960 promeut le gène comme unité essentielle, voire unique, de la sélection naturelle et on a l'habitu-de d'y voir l'étape ultime de l'intégration de la génétique à la théorie de l'évolution néo-darwinienne. A moins que ce soit l'inverse ! Car en ne s'intéressant plus guère qu'aux réplicateurs (les gènes) et en faisant des organismes leurs simples véhicules cette nouvelle attitude réduit la sélection naturelles au tri des gènes , auquel le processus de sélec-tion naturelle aboutit effectivement mais au cours duquel ce sont les organismes (les phénotypes) qui sont exposés aux pressions de sélec-tion (les conditions du milieu). "La sélection ne voit pas les gènes" di-sait Stephen Jay Gould. Pour aller vite, le programme de recherche or-ganisé autour de la genic-selection néglige les interactions entre orga-nisme et milieu et ne voit pas "la triple hélice" qu'ils constituent. Pourtant comment savoir que chaque génotype, individuel, est capable de réagir différemment selon les conditions et peut ainsi être toujours associé à une gamme de phénotypes différents (norme de réaction) avec des survies et les reproductions différentes (survie et reproduc-tion constituent la fitness, c'est à dire la valeur sélective de chaque phénotype), comment donc savoir cela sans s'interroger sur l'influence des relations organisme-milieu sur le processus sélectif ? Au plan comportemental, comment oublier que le prétendu "stimulus déclen-cheur inné", la tache rouge du bec du parent goéland, n'est reconnu qu'à travers un processus associant maturation, expérience et appren-tissage du poussin ? Les tenants de la genic-selection peuvent s'ac-crocher au principe weissmanien selon lequel les modifications du phénotype dues au milieu ne se transmettent pas d'une génération à l'autre, les tenants du développement ne peuvent oublier l'argument, "totalement différent" de Conrad Waddington qui maintenait "que l'envi-ronnement d'une population influence quantitativement ce que ses membres transmettent, parce que la sélection joue sur les phénotypes qui dépendent partiellement de l'environnement" . Mais ce n'est pas tout, depuis quelques années cette discussion sur la sélection naturel-le est relayée et enrichie par la découverte d'un nouveau processus associé à la sélection naturelle classique et nommé "construction de niche" . Et ce processus pourrait modifier largement notre représenta-tion de l'adaptation biologique. On sait depuis longtemps, et Darwin lui même l'avait mis en lumière à propos des vers de terre, que les orga-nismes modifient le milieu où ils vivent, mais on n'avait, jusqu'ici, pas envisagé l'ampleur des conséquences que cela peut entrainer. Il suffit pourtant de noter que ces organismes "transmettent", évidemment, ces modifications du milieu à leur descendance. Cet "héritage environne-mental" implique que les jeunes se développent dans des conditions, et subissent des pressions de sélection, modifiées par leurs parents. L'ensemble du processus de sélection agissant sur la lignée peut ainsi s'en trouver modifié. N'insistons pas et notons simplement qu'en matiè-re de modification du milieu (et particulièrement des conditions de dé-veloppement de leurs jeunes) les espèces rassemblées dans le genre Homo occupent une place très particulière ,... En même temps, la conception du comportement animal déve-loppée par l'éthologie causale est parfaitement compatible et utile à la compréhension de la sélection naturelle, à condition de ne pas réduire celle-ci au tri de gènes qui n'est que son aboutissement. L'idée est plu-tôt de considérer le processus de sélection naturelle dans son intégrali-té et de l'enrichir: assumer que les pressions de sélection jouent sur les phénotypes, que le milieu participe à la construction de ces derniers, enfin que si les jeunes de toute espèce héritent leurs gènes de leurs parents, ils en héritent aussi les modifications que ces derniers ont ap-portées au milieu où ils vivent. Il ne viendra à l'idée de personne de nier que le jeune humain, que nous appelons bébé, se développe dès sa conception dans des conditions environnementales très particulières, où langage (et culture) sont omniprésents. S'il fait partie de la biosphère, il baigne surtout dans "la logosphère" selon le mot de Bachelard. Dans les mois qui suivent sa naissance tout bébé, devenu ce Bébé (nommé), apprendra sponta-nément, sans aucun dispositif expérimental, le langage humain; s'il est sourd il développera quand même ce langage symbolique (ceci d'au-tant mieux qu'il rencontrera d'autres personnes muettes ou qui mime-ront ce manque) sans parler mais pas sans langage. Naturellement il s'alimentera comme tous les autres mammifères, mais c'est à travers ses échanges vocaux puis verbaux il "s'agrippera" à sa mère dès les premiers temps. Il est le seul nouveau né de toute la biodiversité à ap-prendre à communiquer avec ses congénères au moyen du langage symbolique qu'il acquiert dés ses premiers mois de vie extra-utérine. Il est bien difficile de ne pas voir qu'il est adapté à ce milieu particulier, qu'on appellera "la culture humaine", construit par sa lignée. Isolé, sans ce bain de culture humaine, rien de tout cela ne peut se dévelop-per, tout au moins autant que les (heureusement) rares cas d'"enfants placards" semblent le montrer. La singularité de cette co-détermination entre "humain" et "culture" ressort mieux de ces expériences où de jeunes chimpanzés ont été élevés en milieu humain aux fins d'observer leurs acquisitions, langagières notamment. Au delà des problèmes éthiques et psychologiques (pour les chercheurs) qu'elles soulèvent, les limites de leur succès expliquent largement leur relatif abandon ac-tuel. Les inventions indéniables de certaines espèces d'autres prima-tes, qu'elles soient outils et traditions ou du domaine de la communica-tion inter-individuelle, ne relèvent ni de la culture ni du langage tels qu'on les entend chez l'humain, mais doivent évidemment servir dans des recherches renouvelées comme celles sur les origines du langage . En fait conscience de soi (et pas seulement conscience de son corps) et conscience de la pensée de l'autre ("theory of mind") sem-blent toujours aller de pair avec ce milieu humain si particulier qu'est la culture construite sur le langage. C'est aussi le seul milieu où l'élevage (le "nurture" anglais) des jeunes se transforme en éducation et ceci sur une période prolongée des années, bien au-delà du sevrage alimentai-re. Mais la reproduction humaine repose bien sur des bases biologi-ques, nous dit-on. La belle affaire ! Voudrait-on nous faire oublier qu'il ne s'agit plus de reproduction seulement ? Nous faire oublier que dans les sociétés humaines elle est devenue "maternité" et "parentalité" ? Les bases biologiques de la culture nous obligent bien plus à considé-rer le solide défi que cette émergence représente pour la science, la neurobiologie et la théorie de l'évolution tout particulièrement. En fait, la facilité que représente l'identification de la culture aux traditions (voir l'article de Thierry cité plus haut) d'utilisation d'outils des populations de chimpanzés, par exemple, parait critiquable pour au moins trois rai-sons: (i) elle néglige, sans raison, d'examiner le caractère spécifique du langage symbolique de l'homme ainsi que ses rapports avec l'émer-gence de la culture (mythes, morale,...) (ii) elle ne dit rien des aptitudes cognitives bien reconnues chez Homo sapiens et dont on ne trouve pas d'équivalent établi chez les autres singes (theory of mind par exemple) (iii) elle méconnait des processus comme la "construction de niche" qui renouvellent notre approche de la sélection naturelle et pourraient aider à rendre compte de l'émergence de la culture. Approfondir puis intégrer ces points n'est sans doute pas facile, mais les oublier ou faire l'impasse sur eux ne parait guère réaliste. Mieux vaut, semble-t-il, s'en saisir. Dans cette voie Thierry 13 note utilement que s'il existe des pré-mices de l'évolution culturelle chez les singes et "si le processus de transmission et d'accumulation a débuté il y a plusieurs millions d'an-nées (ce que bien peu d'évolutionnistes, continuistes ou non, conteste-ront aujourd'hui) alors il faut admettre que le processus d'hominisation - le passage du singe à l'homme - a représenté une évolution biologique accomplie dans le contexte de l'évolution culturelle". Ultime pied de nez à l'opposition nature - culture, Homo sapiens resterait (c'est le cas de le dire !) l'unique espèce d'une série au cours de laquelle nature et culture se distinguent et s'allient tout à la fois, s'influençant et se dé-terminant l'une l'autre. Et Thierry de citer une série d'exemples (iris blanc de notre oeil, absence de fourrure, nez proéminent, ...) où notre corps "conserve l'empreinte de nos constructions culturelles". L'équa-tion pourrait s'écrire NATURE ⇔ CULTURE, où la double flèche, ⇔, signalerait une boucle récursive. L'évolutionniste darwinien d'aujourd'hui peut donc très bien sou-tenir, avec Elisabeth Badinter, que la femme n'est pas une femelle de chimpanzé, ou encore que l'homme (Homo) n'est pas un singe comme les autres , mais il lui faut encore étudier et comprendre comment ce-là a pu se produire.
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